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Ceramics Monthly n° 85
La maison de la terre de Dieulefit présente jusqu'au 31 octobre une sélection représentative de créations réalisées durant les vingt dernières années par Daphné Corregan. Le caractère rétrospectif de cette exposition permet de se rendre compte de l'originalité et la constance de ce que l'on peut appeler le style de Daphné Corregan. Celui-ci allie une recherche de formes singulières dans ses poteries sculptures et un usage très habile du décor, associé à une connaissance qui s'appuie sur une longue expérience des effets d'oxydation obtenus dans les techniques du raku et de l'enfumage.
La réunion des pièces de l'artiste en une vaste exposition montre l'équilibre singulier réussi pour chaque pièce dans l'union de la forme et du décor, mais également la manière dont s'organisent les ensembles : les Grands Pichets, les Robes, les Moules, les Pichets sur socle, etc.1
Formes
La plupart des objets créés par elle possèdent cette recherche, comme dans l'art traditionnel des sculpteurs ethniques, d'une forme à considérer d'abord pour elle-même avant toute recherche de décor en relief ou peint. La présence formelle est si forte qu'elle nous oblige à constater l'émancipation du pot. Ces objets sont des contenants cependant leur contenu n'est plus matériel mais conceptuel. La terre n'accueille plus des objets, elle se fait creuset pour les idées. Les formes créées par Daphné Corregan évoquent à la fois l'homme lui-même (Crânes, Pieds, Enfants noirs) et les prolongements de son corps dans des objets et outils (Pilons, Robes, etc.). La peau de terre se fait vêtement pour l'homme et surtout pour la femme. Montée à la plaque et plus rarement au colombin, la poterie ici montre la voie pour l'invention de cette autre peau qui garde en surface les marques, les enfoncements, les griffures, les taches et les empreintes. Cette peau façonnée entre deux mains se fait lisse ou rugueuse pour l'autøre caresse, celle de l'œil. Daphné Corregan non seulement nous rappelle qu'un pot a un ventre, qu'un vase a un col et aussi des épaules, mais elle nous fait voir aussi que les bras peuvent devenir des anses et que les bretelles des robes permettent de porter celles-ci. Daphné Corregan réussit à libérer la forme de sa fonction et l'idée fonctionnelle elle-même est métamorphosée par l'imaginaire ajouté par l'artiste.
Décors
Sa science des forces internes et externes, Daphné Corregan ne l'exprime pas seulement dans la création sculpturale, elle la donne également à voir dans son admirable dessin. Dans un seul geste décidé et incisif, elle inscrit l'intérieur et l'extérieur de la forme qui vient faire décor. Cette qualité tout à fait remarquable de dessin s'admire par exemple dans les lignes pseudo parallèles où un même trait délimite à la fois une forme blanche et une forme rouge rendant possible la double lecture alternative et ambiguë : motifs blancs sur rouge ou motifs rouges sur blanc. Le décoratif de Daphné Corregan est plus qu'une décoration, car il s'intègre à la conception même de l'œuvre.
Daphné Corregan est à la fois sculpteur et peintre. Sculpteur, elle élabore des formes visibles sous tous les angles, des contenants autour desquels on peut déambuler et des contenus définis (les Moules) ou dont l'usage pourrait être décidé (les Creusets). Le traitement de l'émail à l'intérieur de l'objet rend dans ce dernier cas l'objet utilisable, même si l'auteur est plus attachée à rendre visible cette possibilité qu'à sa mise en fonctionnement effective. Peintre, elle exerce son art sur toutes sortes de surfaces. Elle le faisait déjà sur les Murs (1989), elle le fait maintenant avec habileté, détermination et la persévérance de l'ouvrière habile sur les Creusets et les Cylindres. La décoration s'invente en même temps que la forme se façonne. Les reliefs ponctuels (distribués en semis) ou certaines petites formes bombées, parallèles, provoqués par des poussées internes de l'extrémité ou du côté des doigts sont les premières animations des surfaces. Les tracés incisés et les griffures sont une autre manière d'intégrer le décor à la terre. Lancés plus que posés ils inscrivent le décor avec spontanéité et élégance mais leur retenue et leur fragilité les conduisent également vers une certaine expression spirituelle. L'esprit vient à la terre chaque fois que le sens dépasse l'évidence. On sera particulièrement attentif au travail des anses. Non seulement elles peuvent pour la même pièce être d'un côté horizontale et de l'autre verticale mais leur forme façonnée se prolonge sur le pot en une forme dessinée, sorte d'ombre portée du réel tangible en une image. Le demi cercle de l'anse génère son double pour que se constitue la plénitude de la circularité continuée et devient sous le libre arbitre de l'artiste qui a décidé de poser une couleur claireû entre les deux tracés incisés une ombre lumière concrétisant visuellement la figure de rhétorique de l'oxymore : l'union d'une chose et de son contraire.
Du sensible au sens artistique
Une autre facette de l'art de Daphné Corregan est de savoir laisser la place au hasard et aux apparentes petites imperfections qui réjouissent notre œil sensible. Lorsque la ligne dérape, lorsque la marque reste visible, lorsqu'apparaissent les effets de taches dans la matière du raku ou dans les lignes irisées après l'enfumage, c'est encore mieux. Il y a une palette de couleurs Daphné Corregan où l'éventail des nuances des gris foncés tient une large place sans pour autant annuler l'éclat du blanc, du moins du presque blanc et aussi ceux des rouges, des jaunes et des violets qui savent être là juste ce qu'il faut, juste là où il faut. Le plus souvent la couleur de la terre enfumée s'exprime elle-même dans cette présence mate qui allie simplicité et préciosité.
A partir de ces poteries sans anecdote, les parentés entre formes corps et décors ouvrent sur un monde symbolique 2. Les Crânes ont quitté toute apparence singulière - ils ne sont pas effrayants car ils ne sont plus humains - pour accéder à l'universel du monde de l'art. Cette transformation serait à rapprocher de celle qu'opère Brancusi qui, simplifiant la forme d'une tête, la fait se rapprocher de celle de l'œuf. Et cette parenté de création de Daphné Corregan avec le grand artiste roumain ne s'arrête pas là. Elle existe aussi dans cette attirance pour la verticalité et dans l'originalité de la découpe de la forme externe qui oblige, lorsque deux ou trois pièces sont réunies, à admirer autant les vides entre les volumes que les pleins des sculptures. Autre mise en parallèle possible : leur commune valorisation du socle. Ce qui s'annonçait déjà en 1989 dans l'installation des Murs sur des socles se développe dans les Pichets sur socle de 2001. Dans ces dernières pièces la limite entre le socle et le pichet ne se distingue presque plus, le piédestal fait partie de la création. Comme l'affirmait Brancusi : " le socle doit faire partie de la sculpture sinon je m'en passe complètement ". Dans les deux cas le socle instaure l'objet comme objet d'art, comme objet pour le regard ; il définit un espace de présentation et, de fait, isole la création de l'espace du spectateur. Ce pichet n'est plus votre pichet du quotidien mais la forme sculpturale d'un pichet artistique. On constatera cependant la primauté du pichet sur le socle puisque le décor " descend " du premier sur le second.
Cette question de l'indécision du primat travaille magnifiquement la relation entre les deux arts du feu, la céramique et le verre, que viennent concrétiser les pièces réunies sous l'intitulé Moules. Ces créations en présentant conjointement la forme moulée et ses deux autres demi matrices posent la question de la fin (l'achèvement) et " exemplifient " l'interrogation sur les fins (les significations) des objets artistiques. Le moulage ici se montre comme art et comme artifice. Par lui s'instaure un exemple du démarrage de la sculpture : la réunion du moule et du modèle en une seule œuvre spécifie l'objet présenté comme forme finie et comme procédure. Le processus de la création, l'artifice, est exposé dans son apparente (mais est-ce vrai?) logique théorique et matérielle de la création formelle. Donner à voir ensemble le moule et l'objet, c'est affirmer que tout peut être objet d'admiration dans la lente élaboration de la forme à partir d'une matrice. On en vient même à douter : et si c'était l'inverse qui s'opérait, la forme qui à son tour engendre l'enveloppe passant du statut de gangue (de terre) à celui d'écrin (de verre) 3 .
Le spectacle de ces œuvres nous engage si nous le voulons bien vers des significations symboliques ouvertes caractéristiques du meilleur de l'Art. Le remarquable dans celui de Daphné Corregan est de faire cela en toute simplicité. Dans ses moulages comme dans ses autres créations, elle nous donne à voir toute la richesse du processus créatif, toutes les possibilités de transmission et de transformation des formes d'œuvre en œuvre tout au long d'une création d'artiste. Rien de péremptoire dans cet art qui privilégie toujours le dialogue, celui de l'objet et du socle, celui de la forme et du décor, comme celui du créateur et du spectateur. Le principe d'incertitude qui prévaut dans la distribution esthétique des formes comme des couleurs vient toujours s'associer avec art à une manifeste passion pour le matériau de même que pour la relation entre un contenant expressif et un contenu intensif.
Jean-Claude Le Gouic 2001
1 Je pense que terme d'ensemble convient mieux que celui de série. Le travail en série rappellerait l'artisanat répétitif, alors qu'ici chaque pièce possède une existence propre qui lui permet de dialoguer avec les autres.
2 Si ici l'univers féminin domine - depuis ces Robes, ces Corps d'enfants (filles) jusqu'à ces Moules matrices alternées terre verre - il laisse aussi transpirer quelques inquiétudes : les habits sont comme des mues abandonnées, la vie s'en est allée ailleurs ; les formes dans les Moules font penser à des chenilles, à des chrysalides d'insectes avant que ceux-ci ne deviennent papillons : l'avenir, le meilleur, est encore à venir.
3 Au point de ne plus savoir si c'est la mère qui fait l'enfant ou l'enfant qui fait naître la mère à elle-même.